Partie I Chapitre 2 Le triomphe paradoxal d’un théâtre de l’échec de la culture
Partie I. Chapitre 2.

Le triomphe paradoxal d’un théâtre de l’échec de la culture

La référence explicite la plus fréquente pour justifier le changement
d’ère
pour la culture n’est pas l’effondrement de la perspective révolution-naire mais l’Holocauste, qui paraît avoir à jamais bouché l’horizon de toute espérance en l’humanité et singulièrement de toute foi dans le rôle civilisateur de la culture pour un certain nombre d’intellectuels et d’artistes.

Théodor Adorno avait ainsi affirmé en 1955 qu’« écrire un poème après Auschwitz est barbare, et ce fait affecte même la connaissance, ce qui explique pourquoi il est devenu impossible d’écrire après Auschwitz » 173 ,
précisant ensuite que ce propos provocateur visait moins l’art que la culture, bonne à jeter aux oubliettes de la modernité puisque « Auschwitz a prouvé de façon irréfutable l’échec de la culture. » 174
C’est donc une conception inédite de la culture qui va prévaloir désormais.

Notes
173.

Theodor Adorno, Prismes. Critique de la culture et société, traduit de l’allemand par G. et R. Rochlitz, Payot, Paris, 1955, p. 26.
174.

Theodor Adorno, La dialectique négative, traduit de l’allemand par Marc Jimenez, Payot, Paris, 1978, p. 348.

Partie I. Chapitre 2. 1. a.

L’échec de la culture définie dans son articulation au
progrès de la civilisation


Renouveau de la référence à l’Holocauste dans les années 1980.
« La Shoah », événement impensable, irreprésentable, déshistoricisé,
origine d’une rupture radicale pour la politique et pour l’art.


Le changement de paradigme axiologique et l’avènement d’un monde post-moderne, post-humaniste, post-marxiste, post-politique, désillusionné, en rupture avec les espoirs passés et sur-conscient de la vacuité de tout espoir accréditent l’idée que l’on pourrait marquer le début de notre période au sceau d'un pessimisme politique voire d'une exaltation du nihilisme idéologique dont le théâtre se ferait la caisse de résonance.

Rappelons encore une fois que cette interprétation de la Shoah comme remise en cause ne date pas des années 1940 mais des années 1950-1960.

La pensée de Theodor Adorno est ensuite réactivée par Mai 68, qui renforce la référence au nazisme comme preuve de l'échec de la culture.

Le rapport de la commission culturelle au Plan de 1971 mettait ainsi en exergue cette citation :
« C'est dans l'Europe cultivée qu'est né le nazisme avec son scandaleux mépris de l'homme. » 175

Cette mise en doute du pouvoir civilisateur de la culture, de sa qualité de rempart contre la barbarie, potentiellement présente en tout homme, semble irrémédiable et informe donc la compréhension de l’évolution des politiques culturelles.

L’Holocauste va ressurgir en force dans le paysage intellectuel des années 1980, mais l’évolution de l’horizon idéologique conditionne une signification nouvelle de la référence,
tant pour ce qui concerne la pensée d’une possibilité du politique
ou la possibilité d’une pensée politique
que pour ce qui concerne la définition de l’art.
Le film de Claude Lanzmann va à ce titre jouer un rôle considérable, jusque dans le changement de terminologie.

Notes
175.

Fernando Debesa, Unesco, 1970, Rapport de la commission des affaires culturelles : l'action culturelle. Commissariat Général au Plan, préparation du VIème Plan, 1971. Cité par Philippe Urfalino, L'invention de la politique culturelle, Paris, Pluriel, 2004, p. 277.

Partie I. Chapitre 2. 1. a. i.

Shoah de C. Lanzmann : un manifeste de l’art post-

Le terme de Shoah, mot hébreu qui signifie catastrophe ou anéantissement, fait spécifiquement référence au génocide des Juifs et suggère une spécificité du « judéocide » 176 contribuant à extraire l’événement du cours de l’histoire pour l’élever au rang de concept métaphysique.

Ce terme est repris en force en France après 1985 avec la sortie du film Shoah de Claude Lanzmann. 177

Ce film
-fleuve qui dure presque dix heures distingue logique concentrationnaire et logique d’extermination pour se centrer sur la seconde, et porte spécifiquement sur l’extermination des Juifs comme l’indique son titre même.
Ce film refuse les images d’archives de l’époque, 178 car il ne s’agit pas d’inscrire cet événement dans l’histoire mais de lui conférer un double statut de fondation du temps présent et d’événement atemporel, unique, comme le dit C. Lanzmann,
« la Shoah est
un événement inaugural,
hors chronologie,
qu’il est vain de vouloir comparer à
une actualité récente ou non
. » 179

Notes
176.

Source : Jean-Pierre Azéma et François Bédarida, article « Shoah », in 1938-1948, Les années de tourmente de Munich à Prague, Dictionnaire critique, Flammarion, 1995.
177.

Source : Michel Doussot, Télescope, n° 183, 31 janvier 1998.
178.

Contrairement à Nuit et Brouillard d’Alain Resnais – qui constituait la référence cinématographique depuis 1955.
179.

Claude Lanzmann, rencontre avec les collégiens et lycéens de la ville de Bergerac, janvier 2000. Propos recueillis par Philippe Mallard, professeur d’histoire et de géographie, et retranscris sur Internet à l’adresse suivante : http://www.cndp.fr/Tice/teledoc/dossiers/dossier_shoah.htm

Partie I. Chapitre 2. 1. a. ii.

L’art :
De la représentation historicisée
d’un événement
à l’expérimentation
de l’irreprésentable.


Il ne s’agit plus de représenter l’irreprésentable mais de témoigner pour les uns, et pour les autres – les spectateurs – d’éprouver « l’affreuse expérience » comme le dira Simone de Beauvoir.

Le film se fonde sur la notion de témoignage, des bourreaux comme des victimes, et s’ouvre sur ces paroles de Simon Srebnik :
« On ne peut raconter ça. Personne ne peut se représenter ce qui s’est passé ici. Impossible. Et personne ne peut comprendre cela. Et moi-même aujourd’hui... Je ne crois pas que je suis ici. Non, cela, je ne peux pas le croire. »
Dans ce film C. Lanzmann théorise non seulement l’impossibilité mais le scandale qu’il y a à vouloir comprendre cet événement :

« Cette envie
de comprendre
est un refus de voir mentalement de face le projet, c’est l’éviter,
le contourner pour ne pas voir le génocide.
Je refuse cette latéralité.
Quand on entre dans la chaîne des raisons, on n’est pas loin de
la justification.
Le refus de comprendre a été pour moi une condition nécessaire.
Cet « aveuglement », c’était la clairvoyance même. »

C’est à ce moment là que revient en force l’idée d’Adorno d’un événement irreprésentable, incompréhensible et fondateur à ce titre d’une rupture radicale pour l’artfondé sur la notion de représentationet la culturefondée sur la notion de civilisation et de progrès.
Plus que l’existence des camps d’extermination eux-mêmes, c’est cette interprétation récente de la Solution Finale qui explique le théâtre d’après la catastrophe.

Le postmodernisme signe l’échec de l’universalisme, ainsi que l’impossibilité à appréhender le monde dans sa globalité.
D’abord parce qu’il est impossible de saisir d’emblée toutes les données, trop complexes et parce qu’ambitionner une lecture globale du monde est dangereux.

C’est ce qui explique entre autres la valorisation des points de vue fragmentaires, kaléidoscopiques sur le monde,
fondateurs d’un même mouvement d’une pensée critique et d’une esthétique.

« L’art post- » a été nous semble-t-il bien décrit par l’ancien directeur des Beaux-Arts de 1989 à 1996 et professeur de philosophie à l'Université de Paris I, Yves Michaud 180 , et son analyse nous paraît dessiner le cadre théorique global dans lequel situer ensuite le cas particulier du théâtre.

Notes
180.

Yves Michaud, « L’art contemporain dans le post-post », chapitre 2, L’art à l’état gazeux (Stock 2003), réédition Hachette Littérature 2006.

Partie I. Chapitre 2. 1. a. iii.

La fin de l’art comme utopie.

Partant de la définition de l’utopie comme non-lieu et préfiguration d’un lieu futur, constitution d’un modèle théorique comme première étape de sa réalisation à venir, Yves Michaud voit l’évolution générale de la fin de l’utopie affecter l’art en particulier, se traduisant par la fin de l’articulation entre projet artistique et projet social émancipateur découlant d’une conception téléologique de l’histoire orientée vers un progrès – autrement dit, la fin de l’art moderne, qu’il situe des années 1905-1906 à l’épuisement des dernières avant-gardes dans les années 1975-1978 :
‘« Durant le XXe siècle artistique tout mouvement et tout innovation ou presque prendront l’étiquette d’un -isme, jusqu’au nouveau réalisme et au minimalisme des années 1950-1960.
Ces mouvements, y compris les plus conservateurs comme le réalisme socialiste, mettent tous en avant des programmes formels de création formulés dans des manifestes, une ambition sociale et politique révolutionnaire qui s’exprime dans des manifestes, et ils s’accompagnent en général d’une métaphysique plus ou moins élaborée et systématisée de la vie et de la réalité. Leur existence même et la radicalité de leur ambition témoignent, chaque fois, d’une recherche de totalité et d’absolu poussée le plus souvent jusqu’à l’intolérance. […] Toutes ces démarches sont indissociables de conceptions fortes et explicites de la fonction politique, sociale et culturelle de l’art.
On chercherait en vain un art moderne « apolitique », même et surtout quand l’art pour l’art est posé comme le principe de la création. » 181 ’

Comment s’est opéré le passage d’un art moderne toujours politique à un art post-moderne et postpolitique ?

Notes
181.

Ibid, pp. 71-72.

Partie I. Chapitre 2. 1. a. iv.

La « dé-définition » de l’art 182 :
Fin de la référentialité et autotélicité.


Les années 1970 sont, selon Y. Michaud, celles où l’art se dé-définit et se dés-esthétise, c’est-à-dire perd ses éléments de plaisir et de beauté. 183

L’œuvre explose alors en ses composants, qu’il s’agisse des matériaux – on réfléchit sur le support /la surface – ou alors de la relation entre l’œuvre et l’artiste.

Cet éclatement d’ordre spatial pourrait-on dire va de pair avec la fin de la dimension symbolique de l’art, puisque les œuvres
« ne visent plus à représenter ni à signifier.
Elles ne renvoient pas à un au-delà d’elles-mêmes :
elles ne symbolisent plus.
Elles ne comptent même plus
en tant qu’objet sacralisé
mais visent à produire directement
des expériences
intenses et particulières.
» 184

Le dogme moderne s’affaiblit du fait de la crise du projet social ou humain de l’art mais également du fait de la fin de l’inscription dans une tradition artistique.

« C’est la fin de toute référence à une tradition, quelle qu’elle soit :
il n’y a plus que de l’après. » 185

La rupture radicale avec les traditions artistiques comme avec le projet social de l’art s’accompagne donc de l’omniprésence de l’auto-référentialité, puisqu’il est devenu inutile de viser un référent du réel ou du passé.
« L’art […] ne prétend plus délivrer un message métaphysique, religieux ou philosophique sur le sens de l’existence :
il n’en donne plus que sur lui-même. » 186

Ce passage d’un art de la transcendance à l’immanence rejoint d’ailleurs le constat déjà formulé par J.-F. Lyotard à propos de l’architecture post-moderne, qui se fonde sur la citation de formes artistiques passées mais en les découplant de toute inscription dans la filiation à ces références en tant quelles s’articulaient à un projet social :
‘« La disparition de l'Idée d'un progrès dans la rationalité et la liberté expliquerait un certain « ton », un style ou un mode spécifique de l'architecture postmoderne. Je dirais :
une sorte de « bricolage » ; l'abondance des citations d'éléments empruntés à des styles ou à des périodes antérieurs, classiques ou modernes […] » 187 ’

Les citations sont là désormais pour marquer une distance et non plus une filiation entre les esthétiques et entre les époques.
Dégagée de toute inscription antérieure et extérieure, s’agit-il d’un renforcement de l’œuvre d’art dans son unicité et son intégrité ?
Non, parce que l’art s’aborde désormais sur le mode de l’expérimentation et non plus du modèle organique ou de l’utopie.

Notes
182.

Harold Rosenberg, La dé-définition de l’art, éditions Jacqueline Chambon, 1992.
183.

Yves Michaud, op. cit., p. 93.
184.

Ibid, p. 100.
185.

Ibid, p. 96.
186.

Ibid, p. 99.
187.

J.- F. Lyotard, Le postmoderne expliqué aux enfants, op. cit., p. 108.

Partie I. Chapitre 2. 1. a. v.

Autotélicité, auto-référentialité et fin du chef d’œuvre :
l’art comme expérimentation.


L’œuvre ne se construit pas comme un tout organique partant de règles préétablies, elle construit ses propres règles.

Plus encore, une partie d’elle-même tient à l’élaboration de ces règles.

L’art postmoderne est toujours aussi un méta-art qui, loin de se référer à des règles préexistantes et extérieurement établies, cherche précisément ses règles et ses catégories, et se réfléchit en se créant,
est à soi-même sa propre norme et son propre commentaire. 188

La conception de l’œuvre comme lieu d’élaboration et d’expérimentation de nouvelles règles pourrait faire penser que le modèle est celui de l’utopie, à ces deux différences radicales près :
l’art postmoderne n’est plus tourné vers un extérieur
(alors que l’utopie vise à établir de nouvelles règles de référentialité)
ni vers un futur,
le terme postmoderne étant « à comprendre selon le paradoxe du futur (post-) antérieur (modo). » 189

Notes
188.

Ibid, p. 31.
189.

Idem.

Partie I. Chapitre 2. 1. a. vi.

Art postmoderne, théâtre postmoderne.

Ces qualificatifs – méta-art, abondance des citations et de l’intertexte, collage et mélange – se transposent fort bien au théâtre contemporain, de même que l’effondrement du sujet semble avoir pour corollaire celui du personnage et la fin des grands récits celle de l’action dramatique :
« La fonction narrative perd ses foncteurs,
le grand héros, les grands périls,
les grands périples et le grand but.
Elle se disperse en nuages d’éléments langagiers narratifs, mais aussi dénotatifs, prescriptifs, descriptifs, etc, chacun véhiculant avec soi des valences pragmatiques sui generis. » 190

L’art n’est plus historicisé, parce qu’il a affaire à l’irreprésentable.
Il ne saurait plus être articulé à un projet critique, parce qu’un tel projet est invalide – alors il se fait méta-discursif, auto-référentiel et intertextuel.
Et cette évolution du contexte idéologique n’affecte pas uniquement la définition de l’art mais également celle de la culture.

Notes
190.

J.- F. Lyotard, La condition postmoderne, op. cit., p. 8.

Partie I. Chapitre 2. 1. b.

Dépolitisation et présentisme.

La dépolitisation, entendue comme rapport au temps et à l'histoire spécifique, constitue un facteur d'explication des différences constatées entre les idéologies de endré Malraux et de Jack Lang, comme le montre P. Urfalino, utilisant la terminologie mise au jour par François Hartog 191.
La politique culturelle malrucienne est indissociable « d'une philosophie, d'un culte de l'art et de la prégnance de la figure française de l'intellectuel, alors identifiée à celle de l'écrivain [ 192 ] » 193 ,
qui tous trois découlent de la vision d’une « Histoire en majuscule où le présent s'arrache au passé pour anticiper les leçons du futur. » 194
C’est ce qui expliquait également la coupure entre culture et connaissance, et donc entre le Ministère des Affaires Culturelles et celui de l’Education Nationale, le premier étant précisément charger de « faire participer à une culture vivante, qui parce qu'elle est le " style spirituel et sensible de l'existence collective actuelle " ne peut faire l'objet d'une éducation - " seul ce qui a cessé de vivre peut être enseigné 195 . " » 196
A l'inverse, les politiques culturelles mises en place par les socialistes doivent s'interpréter dans un tout autre rapport au temps, puisqu’en 1982, « dans son fameux discours de Mexico, le nouveau ministre de la Culture, malgré une référence de circonstance à la France de la Révolution, congédie l'Histoire puisqu'il affirme que "nous ne sommes qu'au tout début, et au fond que le monde est un matin et est encore à inventer et à créer. " L'action de l'Etat se situe ainsi à la pointe d'un présent indéfiniment reconduit et replié sur lui-même. » 197
Cette rupture avec une conception téléologique de l’histoire et l’avènement d’un temps présent éternel induit également une rupture dans l'extension de la culture. C’est parce qu’il « n'y a plus d'histoire édifiante » 198
qu’il « n'est plus enfin question d'art ou d'œuvre de l'humanité, mais de création, d'innovation, ou d'invention. » 199
Pour J. Lang, l’universalité n’est plus possible, encore moins souhaitable, car elle constitue en réalité un « masque rhétorique de l'imposition d'un système aussi particulier que dominateur. » 200
Le seul fondement de la culture est désormais « la lutte de tous les hommes pour la reconnaissance de leur différence. » 201

Notes
191.

François Hartog, Régimes d'historicité. Présentisme et expérience du temps, Seuil, 2003.
192.

Toutefois les conditions de ce triple rapport au temps, à la politique et à l'art étaient déjà fragiles dès l'époque de Malraux et Picon.
193.

P. Urfalino, L’invention de la politique culturelle, Paris, Hachette, Pluriel, 2004, pp. 386-387.
194.

Idem.
195.

Gaétan Picon, La culture et l'Etat, conférence prononcée à Béthune le 19 janvier 1960.
196.

Idem.
197.

Ibid, p. 389.
198.

Ibid, p. 354.
199.

Idem.
200.

Idem.
201.

Idem.

Partie I. Chapitre 2. 1. c.

La valorisation de l’art
comme
contestation dépolitisée.


Cette évolution refond donc en profondeur la conception de l'art et de la culture. Reprenant les slogans de Mai 1968 – peut-être aussi pour mieux faire table rase de la période Duhamel 202
– les hauts dirigeants du Ministère de la Culture socialiste vont définir l'art comme une énergie rétive à tout pouvoir, et dont la force de contestation même ne saurait supporter d'être canalisée par une critique rationnelle à visée constructive. La culture n'est pas à intégrer à une ambition de construction et à un mouvement politique organisé, elle est contestation. Tels sont les propos de Claude Mollard, membre du cabinet de J. Lang :
‘« L'art n'est pas simple ornement mais exigence vitale de création, anticipatrice et dénonciatrice à la fois. L'artiste est trop souvent ignoré, méprisé, bafoué par un système culturel et social conservateur, fondateur d'ordres et de règles. La réflexion sur l'artiste et la société est inséparable de toute recherche sur l'avenir. […] Réfléchir sur l'art, c'est d'abord s'interroger sur soi. » 203 ’

La définition de la culture comme contestation réapparaît régulièrement depuis 1989 comme en témoigne ce propos du Ministre de la Culture Renaud Donnedieu de Vabres en novembre 2006, qui estime qu’il « est important de laisser à l’artiste ce degré de liberté supplémentaire, par rapport au commun des mortels, qui lui permet de représenter et dénoncer les maux de notre société. » 204
L’artiste a pour tâche la représentation et la dénonciation des maux de la société, et la critique qu'il formule à l'égard de la société est liée à son statut privilégié vis-à-vis des autres membres de la société, quasi « aristocratique ». 205
Son rôle de contre-pouvoir démocratique est institutionnalisé puisque cette définition est voulue par les pouvoirs publics eux-mêmes. Et l’on voit bien le reproche de récupération qui peut être adressé à cet art de contestation institutionnalisé, de même que l’innocuité que son systématisme peut conférer à cette posture critique – nous y reviendrons dans notre étude du théâtre politique œcuménique. Mais cette posture critique peut également passer par un rejet de toute appartenance politique. Cette fonction critique de l’artiste est extrêmement ambiguë en ce qu’elle se démarque des affiliations explicitement partisanes que revendiquaient les artistes proches du parti communiste notamment, jusqu’aux années 1970. La fonction critique de l’artiste provient désormais de son statut d’artiste et non plus de ses prises de position politiques personnelles. De plus en plus, la fonction critique passe par la révolution formelle à l’exclusion d’un contenu politique contestataire précis. Ainsi J. Lang définit en 1979 le rôle social de l'art en ces termes déjà : « La part faite à la création se mesure à l'agitation qu'elle provoque dans le domaine des formes, des goûts, des idées. » 206
La dimension contestataire de l’art est donc affirmée et semble passer par un recentrage sur la dimension esthétique et non politique de l'art, ce qui se fonde à la fois sur le constat d’échec de la culture, et sur une dépolitisation des hommes de théâtre, dans un contexte où la répétition à satiété de l’échec de la culture va paradoxalement accompagner son triomphe en tant que catégorie d’intervention publique. Les années 1980 sont en effet celles d’un triomphe paradoxal de la culture et du Ministère de la culture, dont les artistes de théâtre vont être les premiers bénéficiaires.

Notes
202.

Le premier Ministère de la culture socialiste n'est cependant pas le point origine de la nouvelle conception de la culture : « Cette rhétorique catastrophe a son origine dans l'après 68, elle a eu pour terreau la commission culturelle du VIème Plan, […] et fut habilement poursuivie par l'équipe de Duhamel, rue de Valois, de 1971 à 1973. Elle fut mêlée dans les années 1970 à un discours sur la communication : les hommes ne se comprennent plus, Babel déjà, Jacques Rigaud évoquait un « schisme culturel. » P. Urfalino, op. cit., p. 390.
203.

Le mythe de Babel, Claude Mollard, Grasset, 1984, Avant-propos.
204.

Renaud Donnedieu de Vabres, cité dans « L’enfance de l’art mise en examen », Edouard Launet, Libération, 20 novembre 2006.
205.

Luc Boltanski, in « Vers un renouveau de la critique sociale », Entretien avec Luc Boltanski et Eve Chiapello, recueilli par Yann Moulier Boutang, Revue Multitudes, mis en ligne novembre 2000, disponible à l'adresse https://multitudes.samizdat.net/-Mineure-Nouvel-esprit-du-.html
206.

Jack Lang, cité par P. Urfalino, op. cit., p. 390.

Partie I. Chapitre 2. 2.

Les années 1980 ou le triomphe paradoxal
de la culture et de son ministère.


L’avènement des socialistes au pouvoir et de J. Lang au Ministère de la Culture en 1981 ouvre une ère marquée par des ruptures à différents niveaux et sur laquelle il importe de revenir pour mieux comprendre la complexité du paysage culturel et théâtral tel qu’il se donne à voir en 1989.

On peut en effet considérer que durant la décennie 1980 le théâtre devient de plus en plus politique au sens où l’implication de l’Etat dans la culture va être théorisée comme elle ne l’avait jamais été jusqu’alors, au point que l’on puisse véritablement parler d’un triomphe de l’Etat culturel.

Mais dans le même temps – et nous verrons que cette concomitance est loin d’être fortuitedeux notions fondatrices jusque là vont éclater et se redéfinir considérablement, celle de culture, et celle de théâtre politique.

Partie I. Chapitre 2. 2. a.

Le triomphe d’une définition légitimiste du « théâtre politique »
au moment même où le contenu politique des spectacles
tend à s’estomper


L’on peut considérer les années 1980 comme un triomphe du « théâtre politique » si l’on se fonde sur une définition légitimiste du terme politique, selon la terminologie définie dans notre introduction.
Cette définition est assez restrictive, en termes d'acteurs impliqués, puisqu'elle exclut la prise en compte des questions abordées au niveau de ce qu'on appelle la société civile, autrement dit les acteurs publics, pour s’en tenir aux institutions émanant de manière directe et indirecte de l'Etat, et qu'elle se fonde également sur le niveau national et non local. 207

Cette approche élitiste exclut de fait ceux qui, pour des raisons de domination économique, sociale et culturelle, sont exclus de la politique au sens institutionnel et citoyen du terme.
Centrer la définition sur le rapport à l’univers politique institutionnel est problématique en ce que cela met par principe l’accent sur la dimension spécialisée de la politique, et ne peut donc qu'aboutir au constat que les profanes sont exclus de cet univers – nous reviendrons sur les enjeux de cette définition dans notre troisième et notre quatrième cités.
Appliqué au théâtre politique, le choix de cette définition impliquerait de limiter notre objet d'étude aux pièces et spectacles qui se rapportent au gouvernement de la société dans son ensemble, à l'exclusion de ceux qui traitent de problèmes spécifiques à telle ou telle communauté.

L'approche légitimiste de la politique ne suffit donc pas à envisager
le théâtre politique.

Parce que le théâtre subventionné ne fonctionne pas comme un théâtre politique officiel, l'Etat français n'ayant jamais imposé un genre esthétique et idéologique à la manière du réalisme soviétique.
Parce que la subvention publique n'est pas uniquement le fait de l'Etat et joue aussi – de plus en plus – au niveau local et non national.
Et enfin parce que cette définition du théâtre politique comme théâtre public revient à éliminer le théâtre privé de l'étude du théâtre politique, et par exemple à évacuer de notre débat un spectacle comme Elf, la pompe Afrique, joué hors du réseau du théâtre subventionné.
Le nombre croissant de co-financements et de co-impulsions au niveau local entre partenaires sociaux et culturels, entre associations et structures culturelles privées ou publiques implique de ne pas limiter notre étude aux spectacles financés par le Ministère, d'où la nécessité pour nous d'envisager également d'autres définitions du politique moins restrictives… et au titre desquelles les années 1980 sont à appréhender comme une période bien plus complexe, de redéfinition du terme même de culture, et de dépolitisation du théâtre et de ses acteurs, artistes et administrateurs.

Notes
207.

Il s'agit d'une approche que l'on pourrait qualifier d'approche « par le haut » conçue par son opposition à la politique par le bas sur laquelle nous allons revenir.

Partie I. Chapitre 2. 2. b.

La culture comme passage
de l’ombre à la lumière.


1981 marque en effet une rupture dans l’histoire des politiques culturelles. La culture occupe, pour la première fois depuis 1959, une place primordiale dans le programme politique global d'un parti ce qui induit un poids inédit du Ministère de la Culture au sein d'un gouvernement.
« André Malraux avait su faire de la politique culturelle un pan du projet social du général De Gaulle.
En 1981, c'est tout un projet de société qui a semblé pouvoir s'incarner dans une nouvelle politique culturelle
. » 208
1981 a poussé encore plus loin le poids politique du Ministère de la Culture, car c'est la première fois qu'aucune raison de pure contingence ne préside au choix de Ministre de la Culture :
‘« Malraux fut amené à créer le Ministère,
parce qu'il était devenu indésirable
au ministère de l'Information
,
Duhamel souhaita et obtint un ministère
dont l'importance était alors très en-deçà de ce que son poids politique
dans la majorité gouvernementale lui destinait, à cause de sa maladie.
A l'inverse, depuis Jack Lang, le portefeuille de la culture n'a échu qu'à des hommes [ et femmes ] d'une envergure politique importante.

Ce poids politique récemment acquis tient sans doute au doublement du budget […] et aussi à la visibilité et à la popularité qu'a su y conquérir Jack Lang. » 209 ’

Ceci s'explique par plusieurs facteurs, comme la personnalité de J. Lang – charismatique pour les uns, mégalomane pour les autres – et sa relation avec Mitterrand, mais aussi et surtout par le rôle des artistes et intellectuels durant la campagne présidentielle et dans l'accession au pouvoir des socialistes, ainsi que par le fait que « les soutiens les plus actifs du PS se recrutent largement parmi les classes moyennes à fort capital culturel, qui forment en même temps les principaux bénéficiaires de l'action culturelle publique. » 210

Une fois au pouvoir, la grande et incontestable nouveauté du ministère Lang va être d'abord économique avec le doublement du budget en 1982, et corrélativement administrative. Le soutien de Mitterrand à l'ambition de son Ministre se veut absolu puisque, insistant sur l'enjeu social de « l'égalité d'accès à la culture », il évoque rien moins qu'un « New Deal de la culture ». 211

La rhétorique de légitimation de la culture subit également des modifications dont les conséquences vont se faire progressivement sentir.
Pour justifier l'importance des financements demandés, Lang utilise dans son célèbre Discours de Mexico un slogan qui fera date mais finira par se retourner en son contraire :
« Culture et économie : même combat. »
Le rapprochement est favorisé par la conception de la culture centrée non plus sur l'œuvre mais sur le processus de création, qui rend poreuses les frontières entre création artistique et innovation technique, par le déplacement de l'intérêt de l'œuvre achevée, dispensatrice de sens, vers la création comme acte de « performance » autorise la parenté entre activité artistique, esprit d'entreprise et production. » 212

L’idée de J. Lang selon laquelle
« la création peut être le moteur de la renaissance économique » 213
va aboutir à l'idée que la culture est un marché, et ce processus va être renforcé par le mouvement parallèle et précédemment décrit d'institutionnalisation de la culture avec le développement d'une classe de managers culturels. La diffusion de la loi de Baumol 214
et l'importation de modèles d'analyse économique vont contribuer à renforcer tout au long des années 1980 la conversion des institutions culturelles au langage de la gestion.
Le triomphe de la culture comme champ institutionnel s’accompagne d’un passage de relais de la vocation politique à la légitimation économique, et en termes d’acteurs, des militants de la culture à des managers professionnels.

Notes
208.

P. Urfalino, op. cit., p. 307.
209.

Idem.
210.

Vincent Dubois, Politiques culturelles : Genèse d'une catégorie d'intervention publique, Belin, 1999, p. 235.
211.

François Mitterrand, Discours de Mexico, colloque de l'Unesco consacré au thème « Changement social et création », 19 mars 1981.
212.

P. Urfalino, op. cit., p. 356.
213.

Idem.
214.

Définition de la Loi de Baumol :
Les entreprises de spectacle vivant sont inéluctablement condamnées au déficit pour plusieurs raisons liées les unes aux autres (impossibilité à automatiser leur production artistique, la production artisanale de pièces uniques, la soumission à des coûts de production incompressibles élevés alliée à la limitation de la diffusion).
Le spectacle vivant présente donc par rapport aux produits reproductibles un différentiel de productivité qui entraîne un différentiel des coûts.
L'intégralité des coûts ne saurait être transmise dans les prix et les recettes de marché sous peine de faire du spectacle vivant un produit de grand luxe ou de réduire drastiquement ses moyens matériels d'expression (pièces à deux personnages, sans décor).
En continuant de rémunérer l'ensemble des facteurs et acteurs sans disparité par rapport aux secteurs à forte productivité, avec des recettes progressant moins rapidement que les coûts, les déficits se créent.
L'analyse de Baumol se conclut donc sur le constat que les entreprises de spectacle vivant ne peuvent survivre grâce aux seules ressources obtenues des spectateurs.
D'où la nécessité d'autres financements, qu'il s'agisse du mécénat privé ou du secteur public.

Partie I. Chapitre 2. 2. c.

1981-1993.
Professionnalisation et
dépolitisation des acteurs
culturels :
Managers vs militants.

Le processus de professionnalisation des métiers de la culture va fortement s'accentuer durant la décennie 1980.
Le passage de relais s'effectue des militants culturels et autres bénévoles vers des professionnels dotés de diplômes et formations spécifiques ainsi que de la rhétorique et des références afférentes. 215
La culture devient peu à peu un marché très concurrentiel sur lequel s'engagent les universités, les organismes de formation privés et publics.

Les DESS se multiplient à partir de la seconde moitié des années 1980.
Certains se spécialisent dans les industries culturelles (le DESS de gestion des institutions culturelles de Paris-Dauphine), d'autres dans la fonction publique locale (DESS d'administration locale de la faculté de Reims).
En 1992 on recense 430 diplômes universitaires pour l'ensemble des filières artistiques et culturelles dont 19 consacrées spécifiquement à la gestion culturelle et 11 à l'animation culturelle.
Les grandes écoles comme Sciences Po, l'ENA puis même HEC et ESC Dijon intègrent une composante culturelle à leur formation, sous forme d'option.
Ces formations sont extrêmement diverses tant dans leur mode de financement (public ou privé) que dans leur destination à l'intérieur du champ culturel.

Tout l'enjeu consiste dès lors à former une classe de travailleurs doté de compétences les plus larges possibles, au sein d'organismes qui fonctionnent sur un mode propédeutique.

Claude Mollard fonde en 1987 l'Institut Supérieur de Management Culturel, qui pratique une forte sélection mais garantit le placement des diplômés, son fondateur ayant l'ambition de créer « une sorte d'ENA des métiers de la culture, à la fois troisième cycle supérieur et école d'application. » 216
Cet organisme privé bénéficie d'un important comité de parrainage (Pierre Boulez, G. Duby…), et son équipe pédagogique est constituée de membres ayant occupé les plus hautes responsabilités (Faivre d'Arcier…)
Cette institution exprime par son fonctionnement même le profil idéal de l'acteur culturel, défini par son réseau et par sa compétence de généraliste.

En effet la formation est marquée par la forte hétérogénéité des compétences acquises, les disciplines universitaires traditionnelles telles l'économie, la sociologie ou le droit côtoyant d'autres, plus récentes et moins considérées comme la gestion, l'administration ou encore le marketing.
Des disciplines spécifiques sont créées, souvent dénommées au gré des enseignants qui les inventent, telles
les « outils du management culturel »,
« l' ingénierie culturelle »,
la « sémiologie de la communication culturelle »,
ou encore « la communiculture ». 217

Ce processus de professionnalisation passe par une double logique de dépolitisation et de reconversion idéologique des acteurs culturels qui s'effectue sur le même mode que celui des élites intellectuelles post-soixantuitardes. Ce n'est donc pas tant le renouvellement du personnel que les stratégies de reconversion d'une partie des fonctionnaires de gauche aux techniques, au vocabulaire et à l'idéologie du management libéral et à l'économie de marché qui sont en cause :
‘« La mise à l'écart des références explicitement sociales et politiques du traitement de la culture au profit de logiques dites professionnelles s'opère par l'éviction des agents qui incarnent ces références, ou, plus souvent, et plus efficacement, par des stratégies de reconversion qui transforment, sans la clarifier, l'économie des positions et des pratiques des entrepreneurs d'action culturelle. A la manière des " cadres de gauche " investis après 1968 dans les " relations humaines " au sein des entreprises, les militants et / ou fonctionnaires de la culture qui s'engagent à partir des années 1980 dans le management, la gestion, la communication ou le marketing culturel contribuent pour une large part à définir ces métiers nouveaux. La mauvaise conscience de ceux qui se mettent au service de l'adversaire est dans ce cas moins importante - elle peut, dans l'action culturelle plus que dans les entreprises privées, se décliner sur le mode d'un simple changement de moyens au service de fins identiques - mais n'en pèse pas moins sur les modalités de cette conversion et, en fin de compte, sur l'identité professionnelle qui en résulte. » 218 ’

La transformation essentielle en jeu dans les années 1980 est donc bien celle de la conception de la culture, qui n'est plus pensée dans son lien au militantisme politique mais dans son lien à l'économie.
Et c'est paradoxalement le premier Ministère socialiste de la Culture qui est à l'origine de ce basculement politique en forme de recentrage sur l'échiquier politique de la culture.

Notes
215.

La réflexion était déjà amorcée dès la fin des années 1970 comme en témoigne le dossier de la revue Autrement : « La culture et ses clients, que veut le public : saltimbanques ou managers ? » Autrement n°18, avril 1979.
216.

Claude Mollard, Profession : Ingénieur culturel, (1987, La Différence), Paris, Charles Le Bouil, 1989, pp. 27-28. Cité par V. Dubois.
217.

V. Dubois, op. cit., pp. 252-255.
218.

Ibid, p. 259.

Partie I. Chapitre 2. 2. d.

Le passage du slogan :
« politique et culture même combat »
à :
« économie et culture même combat. »


Le processus de « professionnalisation » va accréditer « la représentation d'une politique culturelle dépolitisée, dégagée de toute idéologie, et dont il suffirait désormais d'assurer la gestion selon les règles professionnelles – qualité esthétique et rigueur organisationnelle - neutralisées mais incontournables. » 219

Au début des années 1990, sous le poids conjoint de l'évolution du contexte politique global, la dépolitisation, qui équivaut à un recentrage sur l'échiquier politique des cadres de la culture historiquement ancrés à gauche, va s'accentuer, et de plus en plus, « les responsables de la culture mettent […] un point d'honneur à ne se recommander que de leurs qualités professionnelles. » 220

Ceci peut se comprendre comme une manifestation du phénomène plus global de la complexification des rapports de force et d'opposition dans la société. 221

De même, la professionnalisation accompagne voire entraîne pour partie le processus de dépolitisation et de reconversion idéologique des acteurs culturels, et le temps semble lointain et définitivement révolu où des énarques choisissaient par militantisme politique de faire ou plus exactement de ne pas faire carrière, dans un ministère déconsidéré aux yeux de la haute administration. 222

Spécialisation et dépolitisation se renforcent mutuellement, le « politique » fait place au « civique » de la même façon que le théâtre politique cède le terrain au théâtre citoyen. 223

Cette évolution est cependant à nuancer doublement, du fait de l'émergence parallèle de nouveaux niveaux de décision dans le champ culturel - les municipalités - et des limites de la conversion individuelle des anciennes générations, les « militants professionnalisés » 224
n’ayant pas tous « entièrement fait le deuil de leurs croyances initiales dans l'activité culturelle comme " parole donnée au peuple " et autres utopies subversives de l'après 68. » 225

La professionnalisation s'accompagne en outre d'une complexification des partenariats et d'une évolution des rapports entre politiques et acteurs culturels dans lesquels la hiérarchie cède le pas à l'interdépendance, du fait de « l’essor de la nébuleuse des professionnels de la culture » et de la démultiplication des partenaires impliqués :
en vrac, artistes, structures culturelles, programmateurs, services culture des villes, Ministère de la Culture, DRAC, régions, départements, partenaires sociaux, mais aussi, dans une certaine mesure, journalistes. 226

Cette évolution peut avoir pour effet pervers le développement d’une « autocontrainte (autocensure) » 227
qui entraîne un dommageable « conformisme culturel », moins lié à la fonctionnarisation de la culture proprement dite qu’au « développement des échanges entre univers sociaux différents. » 228

On peut donc suivre la thèse de Vincent Dubois selon laquelle la professionnalisation et la multiplication des intermédiaires ont conduit à euphémiser les conflits proprement sociaux dont la culture est l'enjeu.
D'où l'imposition progressive de la « conception nouvelle de la culture », dans la filiation des promoteurs du Centre Pompidou davantage que de la Déclaration de Villeurbanne, une culture qui pacifie l'espace social en insistant sur les mouvements et les incertitudes au détriment de l'intangibilité des rapports de classes, que ce soit pour envisager le public, les relations entre artistes et acteurs culturels, ou la matière artistique, « l’apparent consensus culturel tendant à occulter ce que ces formes culturelles pacifiées doivent aux luttes sociales qui ont permis leur imposition. » 229

Notes
219.

Ibid, p. 258.
220.

Article de Emmanuel Roux et Olivier Schmidt, « Culture : les professionnels de la rue de Valois », Le Monde, 31 décembre 1993. Cité par Vincent Dubois.
221.

V. Dubois, op. cit., p. 259.
222.

Francis Beck, recruté en 1971 explique son choix du Ministère de la Culture en ces termes : « Nous nous sommes dit : « là-bas, nous n'aurons pas à réprimer les gens, nous ne serons pas au service du grand capital. » Cité par Dubois, op. cit. p. 260.
223.

V. Dubois, op. cit., p. 273-274.
224.

Ibid, p. 265.
225.

Idem.
226.

Vincent Dubois, op. cit., p. 272.
227.

Ibid, p. 273.
228.

Idem.
229.

Ibid, p. 275.

Partie I. Chapitre 2. 2. e.

Les artistes de théâtre
ou la « critique artiste » de la société. .


En quelle mesure cette transformation dans la conception de l’art et de la culture, déconnectés de tout projet critique et de tout espoir d’un progrès de la civilisation et de l’humanité, informe-t-elle la compréhension du théâtre spécifiquement ?
Le contexte idéologique général vient-il s’imposer aux artistes de théâtre à leur corps défendant ?
Y a-t-il au contraire résistance ?
A moins qu’ils n’aient accompagné voire anticipé cette transformation dans la définition de l’art et de la culture ?
Dans Critique du théâtre. De l’utopie au désenchantement – ouvrage dont le titre même pointe un certain pessimisme des artistes à la fin des années 1970, J.-P. Sarrazac décrit la période comme celle d’une « mutation rampante » 230 ,
moins visible mais plus durable que la révolution précédente 231 ,
mais qui conduira au délitement du sentiment collectif chez les artistes comme chez les spectateurs.
L’on assiste dans le même temps à la « dissolution de la communauté théâtrale » et au « passage de l’ère des publics citoyens à celle du spectateur-client […]. » 232
Ce pessimisme quant à la possibilité d’un théâtre politique (y compris en terme de cadre institutionnel) s’accompagne et se nourrit d’un renouveau de la référence à Auschwitz.
Cette référence va fonder une posture paradoxale, intenable et indépassable de l’art (et donc du théâtre), qui ne peut plus être politique – au sens d’une critique systématique orientée vers l’action politique – et ne peut plus être que politique – au sens d’une remise en cause de l’ordre existant par la subversion :
‘« Cette idéologie, qu’on doit à quelques ex-révolutionnaires des années 70, est celle de la mort des idéologies.
Ils ont adoubé les jeunes entrepreneurs, chanté l’aventure et la flexibilité, ont organisé le retrait de la subversion sur le seul terrain de la culture
. » 233 ’

Livré de manière rageuse et polémique par François Cusset, mais déjà théorisé par Luc Boltanski et Eve Chiapello dans Le Nouvel Esprit du capitalisme, ce constat de la fin, ou plus exactement de l’invalidation de toute prétention à la critique sociale et de la réduction de la subversion au seul champ de la culture, nous paraît une donnée indiscutable et capitale pour comprendre les enjeux du théâtre sur notre période.
C’est dans ce contexte de dépolitisation et d’effondrement de l’idéal révolutionnaire que la référence à la Shoah va se trouver réactualisée de manière nouvelle et trouver un écho inédit auprès des artistes de théâtre.
Le théâtre se fait l’écho de l’état du monde, ou plus exactement de l’état de la représentation critique du monde.
Lui aussi apparaît hanté par l’aboutissement du nazisme, Auschwitz, qui va constituer une fondation philosophique, politique et théâtrale de la seconde moitié du XXe siècle, l’origine d’un nouveau théâtre, hanté lui aussi par la question du Mal et celle de sa propre vacuité.
La dépolitisation affecte donc non seulement les acteurs culturels, administrateurs et gestionnaires, mais également les artistes de théâtre.
Cette évolution vient modifier en profondeur la fonction qu'on aurait pu croire héréditaire des artistes comme intellectuels qui produisent à travers leurs œuvres un discours critique sur le monde et la société.

Il nous paraît nécessaire, dans la mesure où notre première cité constitue également la première partie de notre travail, de faire ici un rappel historique plus général dont certains éléments permettront de comprendre les figures d'artistes que vont convoquer les autres cités, en prenant pour appui essentiel les travaux de Luc Boltanski et Eve Chiapello. 234

Le Nouvel Esprit du Capitalisme est né d'une interrogation des deux sociologues face à la coexistence d'un capitalisme réaménagé et en pleine expansion depuis le milieu des années 1980, avec une dégradation de la situation économique et sociale d'un grand nombre de personnes, sans que ce décalage n'aboutisse à l'essor ou au renouvellement d'une critique qui semble au contraire plus désarmée que jamais. 235

Partant de ce constat d'un mutisme de la critique, les auteurs sont conduits à s'interroger sur les conditions de possibilité de la critique du capitalisme, et plus profondément sur les interactions qu'entretiennent le capitalisme et ses critiques, la force du premier résidant avant tout dans sa capacité de récupération des secondes, lesquelles se transforment et transforment donc par ricochet l'esprit du capitalisme (son discours de légitimation), selon un mouvement dialectique infini.
La formulation d'une critique prend naissance dans une expérience désagréable suscitant la plainte.
Les auteurs nomment « source de l'indignation » ce premier mouvement émotif, qui seul rend possible la naissance de la critique, mais nécessite ensuite un second temps, celui de la constitution d'un appui théorique et d'une rhétorique argumentative, qui permettent de traduire la souffrance individuelle en termes faisant référence au bien commun.
Et c'est ce second temps qui pose problème à l'heure actuelle.
La capacité à s'indigner – voire à dénoncer – demeure intacte,
mais la critique est désarmée, au sens où elle ne dispose plus d'assises théoriques permettant de transmuer l’émotion et la faire aboutir en arguments mettant à distance la situation présente et, à termes, en propositions d'actions pour changer cette situation.
« L'intention [ des auteurs ] n'est donc pas seulement sociologique (tournée vers la connaissance) mais orientée vers une relance de l'action politique au sens de mise en oeuvre d'une volonté collective quant à la façon de vivre. » 236

Notes
230.

Jean-Pierre Sarrazac, Critique du théâtre. De l’utopie au désenchantement, Belfort, Circé, 2000, p. 23.
231.

Jean-Pierre Sarrazac précise : « Pour spectaculaire qu’elle ait été, « la conversion au brechtisme du théâtre européen à la fin des années cinquante aura moins modifié le paysage théâtral que cette mutation rampante qui s’effectue durant cette période. » Idem.
232.

Idem.
233.

François Cusset, « La mort des idéologies est l’idéologie des années 1980 », op. cit.
234.

Eve Chiapello, Artistes versus managers, Le management face à la critique artiste, Paris, Métailié,1998, et Luc Boltanski et Eve Chiapello, Le Nouvel Esprit du Capitalisme, Paris, nrf, Gallimard, 1999.
235.

Le Nouvel Esprit du Capitalisme, op. cit., p. 81.
236.

Ibid, p. 30.

Partie I. Chapitre 2. 2. e. i.

Le capitalisme et ses critiques.
Critique sociale vs critique artiste.


Pour comprendre cette aporie critique contemporaine, les auteurs reviennent sur les sources d'indignation qu'a suscitées le capitalisme depuis sa naissance, et reviennent donc dans une perspective historique sur la fin du XIXe siècle, pour distinguer quatre sources d'indignation hétérogènes.

Le capitalisme a pu au fil du temps être dénoncé en tant qu'il est source de désenchantement et d'inauthenticitésont visés de la sorte les objets, personnes, sentiments et style de vie associés au capitalisme, en tant qu'il est source d'oppression - qui s'oppose à la liberté, à l'autonomie, à la créativité des êtres humains,
soumis sous l'empire du capitalisme à la domination du marché qui désigne le prix des choses et des hommes, et
soumis aux formes de subordination de la condition salariale.
Le capitalisme a également fait l'objet d'indignation en tant que source de misère et d'inégalités d'une ampleur inconnue dans le passé,
et, enfin, en tant qu'il est source d'opportunisme et d'égoïsme, qu'il favorise les seuls intérêts particuliers
et se révèle destructeur de liens sociaux et de solidarités communautaires - et surtout des solidarités minimales entre riches et pauvres.

Pour penser la critique du capitalisme comme critique de la société existante, les deux sociologues sont conduits à opérer une distinction entre deux types de critiques, qui, dès la fin du XIXe siècle, vont convoquer de manière privilégiée l'une ou plusieurs des sources d'indignation, au détriment d'autres, la critique sociale et ce qu'ils nomment « la critique artiste » 237 ,
nommée ainsi parce qu'elle a mobilisé les sources d'indignation et les revendications portées par excellence par les artistes,
ce qui ne signifie évidemment pas que tous les artistes ne s'inscrivent que dans la critique artiste - certains au contraire ne mobilisent que la critique sociale, comme le manifeste notre quatrième cité - ni que la critique artiste est mobilisée uniquement par les artistes, les cadres constituant, des années 1970 à la fin des années 1990 un relais essentiel de cette forme de critique.

La critique sociale et critique artiste ont pour racine commune la haine du bourgeois, mais leurs arguments diffèrent.
La critique sociale « prend appui sur la misère du prolétariat en formation, sur l'indignité des conditions de vie ouvrières » 238 ,
et le socialisme puis le marxisme théorisent la critique de ce manque de cœur en remettant en cause la bourgeoisie pour « son incapacité à faire avancer l'histoire au-delà de ses intérêts de classe. » 239
La critique artiste « tend en revanche à être anti-rationaliste et fondée sur l'affirmation de l'imagination personnelle comme valeur suprême. » 240
Dès lors, le prolétariat ne vaut guère mieux à ses yeux que la bourgeoisie, « voué lui aussi à l'avidité matérialiste », la seule différence étant qu'il n'y parvient pas. La critique artiste, « individualiste, mais non-démocratique, aristocratique, anti-matérialiste et anti-utilitariste » 241 ,
qui va privilégier l'être contre l'avoir, revendiquer la liberté et mobilité de l'individu, refusant toute forme d'assujettissement, correspond à la figure de l'artiste bohème, l'adjectif désignant tout ensemble un mode de vie et une posture face à la société, celle du dandy qui ne produit rien, si ce n'est lui-même comme œuvre d'art 242 ,
celle du génie contre la masse, de l'individu créateur isolé, « au-dessus des nuées » tel l'Albatros de Baudelaire. La critique artiste conteste radicalement les valeurs et options de base du capitalisme en tant qu'il constitue une rationalisation et une marchandisation du monde. Parmi les quatre sources d'indignation possibles face au capitalisme, elle convoque donc le désenchantement et l'inauthenticité d'une part, et d'autre part l'oppression, qui caractérisent le monde bourgeois associé à la montée du capitalisme. De nombreux points opposent donc déjà critique artiste et critique sociale, comme la question du travail, dont le principe même est remis en question par la critique artiste tandis que la critique sociale va revendiquer de meilleures conditions de travail, ou encore la question de l'individualité. La critique artiste est sur ce point d'accord avec la bourgeoisie capitaliste davantage qu'avec la critique sociale qui, inspirée des socialistes et plus tard des marxistes, puise dans deux autres sources d'indignation : L’égoïsme des intérêts particuliers dans les sociétés bourgeoises et la misère des classes populaires dans une société aux richesses sans précédent.

Notes
237.

Selon la définition qu'en a donné Eve Chiapello dans Artistes versus managers. Le management face à la critique artiste, op. cit.
238.

Ibid, p. 14.
239.

Idem.
240.

Ibid, p. 15.
241.

Idem.
242.

Voir F. Coblence, Le dandysme, obligation d'incertitude, Paris, PUF, 1986.

Partie I. Chapitre 2. 2. e. ii.

L'artiste comme intellectuel
produisant un discours critique sur le monde


La critique artiste constitue d'un même mouvement une figure de l'artiste (notion qui tend à supplanter celle d'œuvre) et un discours critique contre le capitalisme.
Née « de la conjonction à un moment donné d'un statut autorisant la critique, d'une idéologie permettant de l'articuler et d'une expérience sociale suscitant la plainte » 243 ,
elle a persisté depuis lors, au point que « chaque génération d'artistes rejoue cette mise à distance critique permanente des puissances matérielles de la société moderne » 244
et, alors même que la situation sociale des artistes a considérablement évolué (notamment du fait de l'institutionnalisation unique dans le monde de la culture française), le discours critique et la posture des artistes a conservé longtemps des traces de cette posture.

L'Affaire Dreyfus peut être considérée comme le point de départ, ou à tout le moins l'événement catalyseur de la figure de l'intellectuel, qui se trouve donc originellement intriquée dans celle de l'artiste, puisque c'est Emile Zola qui va devenir le héraut dreyfusard avec son célèbre « J'accuse. »
L'intellectuel va être celui qui, parce que son métier exerce son esprit critique, peut et doit prendre position dans le monde politique en tant que regard scientifique, informé.
Cette figure va d'autant plus perdurer jusqu'à près la Seconde Guerre Mondiale que les artistes ne sont pas uniquement des artistes et se définissent aussi, surtout, comme des hommes politiques.
Cela s'explique par l'influence concurrente et parfois conjointe du PCF et de l'Etat-Nation nourricier, source des deux grandes figures d'hommes de théâtre, celle du compagnon de route du Parti et celle du soldat du service public républicain – figures qui purent à l'occasion se confondre en un même homme :
Vilar fut ainsi successivement l'un et l'autre. Les phases d'amalgames entre les deux formes de critiques sont liées à des moments de rapprochement entre monde intellectuel et artistique, et mouvement ouvrier. Ainsi au sortir de la Seconde Guerre Mondiale, la revue Les Temps Modernes est soucieuse de se tenir à la pointe de toutes les luttes et de concilier l'ouvriérisme moraliste du PC et le libertinage aristocratique de l'avant-garde artistique. Elle va tenter d'amalgamer une critique économique qui dénonce l'exploitation bourgeoise de la classe ouvrière doublée d’une critique des mœurs stigmatisant le caractère oppressif et l'hypocrisie de la morale bourgeoise, et une critique esthétique discréditant le sybaritisme d'une bourgeoisie aux goûts académiques. Mais les deux formes de critique sont le plus entrées en conflit l'une avec l'autre au cours du XXe siècle, du fait de l'évolution de la conjoncture socio-historique et idéologique. La critique de l'individualisme, et son corollaire communautaire avaient pu entraîner une dérive de type fasciste chez certains artistes et intellectuels des années 1930, et à l'inverse, la critique de l'oppression qui va lui succéder après 1968 notamment, a pu d'une certaine manière entraîner doucement une acceptation du libéralisme. Ce sera le cas de nombreux intellectuels et artistes dans les années 1980, venus de l'ultragauche et ayant reconnu dans le soviétisme une autre forme de l'aliénation.

Notes
243.

Ibid., p. 44.
244.

Ibid, p. 15.

Partie I. Chapitre 2. 2. e. iii.

L'opposition entre
critique sociale et critique artiste
depuis 1968


La révolte de mai 68 constitue un phénomène majeur pour l'interprétation de la situation contemporaine, sous deux aspects. D'abord, il s'est agi d'une crise profonde qui a mis en péril le fonctionnement du capitalisme, et qui a été interprétée comme telle par les instances nationales (CNPF) et internationales (l'OCDE) chargées d'en assurer la défense.
Et si la crise a été profonde, c'est du fait de l'alliance conjoncturelle des deux types de critiques, en les personnes collectives respectives des étudiants et des ouvriers.
Mais surtout, c'est en récupérant une partie des thèmes de contestation qui s'y sont exprimés, que le capitalisme a pu, contre toute attente, désarmer la critique après 1968 245 ,
en faisant jouer la critique artiste contre la critique sociale :
‘« Par un retournement de politique,
l'autonomie fut en quelque sorte échangée contre la sécurité.
La lutte contre les syndicats et l'octroi d'une plus grande autonomie sont menés avec les mêmes moyens, autrement dit en changeant l'organisation du travail et en modifiant les processus productifs, ce qui affecte la structure mêmes des entreprises et a notamment pour effet de démanteler les unités organisationnelles (entreprises, établissements, services, départements) et les catégories de personnes (groupes professionnels, occupants d'un même type de poste, classes sociales) c'est-à-dire l'ensemble des collectifs sur lesquels les instances critiques et particulièrement les syndicats, prenaient appui [...]
Le monde du travail ne connaît plus alors que des instances individuelles connectées en réseau. » 246 ’

Notes
245.

Luc Boltanski et Eve Chiapello, Le Nouvel Esprit du Capitalisme, op. cit., p. 241 et suivantes.
246.

Ibid, p. 274.

Partie I. Chapitre 2. 2. e. iv.

Du discours critique à portée révolutionnaire
au discours anti-politique(s) des artistes…


Si l'on a pu considérer que le PC et des syndicats comme la CGT avaient confisqué le thème de la lutte des classes, il est intéressant de constater qu'aujourd'hui, le contexte de disparition des corps intermédiaires n'a pas induit une reprise en main par les artistes de la question sociale, et que la question de la lutte des classes est évacuée aujourd'hui non seulement par le monde médiatique et politique, mais par les artistes eux-mêmes. Plus encore, les artistes semblent participer activement au développement de la défiance à l’égard de la politique, et portent à ce titre une lourde responsabilité, comme le rappela Martial Gabillard, élu du PS, à Rodrigo Garcia et plus globalement à l’ensemble des metteurs en scène ayant pris la parole au cours du colloque « Mettre en Scène », qui tous insistaient sur le caractère obscur voire mensonger de la parole des hommes politiques :
‘« Je ne me reconnais pas dans ces personnages présentés à la tribune, ces hommes politiques qui ne feraient que de la mise en scène, n’ayant pratiquement pas de contenu, agissant au nom d’intérêts que l’on ne perçoit pas bien… […] A dire, tous pourris, tous pareils, on va vers la condamnation d’une certaine représentation politique. Cette condamnation pure et simple, on sait à quoi, dans l’Histoire, elle a conduit. Donc, battons-nous pour que la vie politique s’améliore, qu’il n’y ait pas seulement une démocratie élective, mais aussi une démocratie quotidienne et que ce combat nous fasse progresser en politique, plutôt que d’affirmer : je rejette le politique. » 247 ’

Le premier risque de rejet de la politique est effectivement qu’il peut contribuer à légitimer les anti-démocrates, dont le 21 avril 2002 a prouvé qu’ils savaient pourtant déjà bien se faire entendre par leurs propres moyens : « Chaque fois qu’un leader ou un artiste ou une personnalité […] rejette les formes organisées de la démocratie, les partis politiques institutionnels, enfin lynche le politique, c’est un peu de travail qui est fait pour [Jean-Marie Le Pen]. » 248
Mais aussi, et peut-être surtout – et même si tel n’est évidemment pas le cas avec Rodrigo Garcia 249
– le risque est que la dépolitisation des artistes et le rejet, dans leur discours, de la classe politique, n’aboutisse en définitive à une adhésion plus ou moins consciente et plus ou moins passive, sous couvert d’un « à-quoi-bon-isme. » Ce rejet peut à certains égards ne paraître qu’une façade, qui cache – bien mal – un acquiescement de fond au système économique dominant :
‘« La critique sociale, lorsqu’elle n’est pas modérée par la critique artiste, risque fort, comme nous l’avons vu avec l’Union Soviétique, de faire fi de la liberté, tandis que la critique artiste non tempérée par les considérations d’égalité et de solidarité de la critique sociale peut très rapidement faire le jeu d’un libéralisme particulièrement destructeur comme nous l’ont montré les dernières années. » 250 ’

La critique artiste participe de l'adhésion au libéralisme et à une vision de la société qui évacue toute référence aux conflits sociaux, et les artistes, peuvent jouer un rôle dans cette évolution. L'on peut penser notamment aux prises de positions de Philippe Torreton, invité de la soirée spéciale organisée par France 2 à la suite des résultats du Référendum le 29 mai 2005, qui acquiesçait avec force à l'affirmation de Bernard Kouchner : « Il n'y a plus de luttes des classes. C'est fini ». 251

Notes
247.

Martial Gabillard, « Echanges : T. Saussez / R. Garcia », in Mises en scène du Monde, Actes du Colloque international de Rennes 2004, Besançon, Les Solitaires Intempestifs, 2005., p. 390
248.

Thierry Saussez, ibid, p. 402.
249.

Nous reviendrons sur les contradictions de son œuvre et de son discours.
250.

Luc Boltanski, « Vers un renouveau de la critique sociale », entretien avec Luc Boltanski et Eve Chiapello, recueilli par Yann Moulier Boutang, in Revue Multitudes, article en ligne en novembre 2000, disponible à l'adresse http://multitudes.samizdat.net/-Mineure-Nouvel-esprit-du-.html
251.

Philippe Torreton, invité de la « soirée spéciale » consacrée aux résultats du référendum, France 2, 29 mai 2005.

Partie I. Chapitre 2. 2. e. v.

Rapprochement entre artistes institutionnels et monde politique comme sphère de pouvoir.

Le fait que le sociétaire de la comédie française P. Torreton soit invité à une telle émission, aux côtés d'hommes politiques et de journalistes politiques, doit par ailleurs retenir notre attention 252 ,
tant il témoigne de la proximité entre sphères médiatique, politique et artistique.
De même d'ailleurs que la prise de position de cet artiste et de tant d'autres au moment en faveur du Oui au référendum sur le Traité de Constitution Européenne, qui répondu à l'appel de J. Lang comme en 1981… mais au nom d’orientations idéologiques affirmées différentesl'on ne peut que constater ici l'évolution des artistes, alliés traditionnels et quasi naturels du socialisme en tant qu'idéologie, en parallèle de l'évolution du Parti Socialiste.

Les positions qu'ils tiennent sont liées au rapprochement d'un nombre d'artistes avec les sphères du pouvoir – le premier Ministère Lang fut qualifié de « Ministère des artistes ».
Ce n'est pas un hasard si les artistes dont il va être question dans notre cité du théâtre postpolitique sont des écrivains et des metteurs en scène reconnus sur la scène institutionnelle, et l'on peut expliquer leur succès par leur œuvre (à expliquer tant par leur esthétique que leur contenu idéologique) mais l'on peut aussi, pour une part, expliquer à l'inverse leurs thématiques par leur succès.
Le fait de jouir d'une assise sociale tend à conférer au propos une certaine distance,
les artistes ne parlent pas de leur propre situation économique, politique, il se situent donc à distance, et c'est sans doute ce qui explique que l'art et le théâtre en particulier, qui avaient su être « agent de protestation contre le capitalisme » 253 ,
voire « dissolvant du capitalisme » 254 ,
ont pu devenir un « laboratoire de la flexibilité » 255 néolibérale,
comme l'a justement analysé Pierre-Michel Menger.
Pour Yan Ciret, c’est l’absence de mobilisation des artistes de théâtre 256
dans le conflit social de décembre de 1995 qui révéla au grand jour la triste mais indiscutable transformation du théâtre institutionnel en relais de la « pensée unique » :
‘« Le théâtre est passé du mauvais côté de ce qu’il est désormais convenu d’appeler la « fracture sociale. »
Il a basculé – par trahison, lâcheté ou bêtise – dans le camp des vainqueurs.
Sans s’apercevoir que ces derniers le maintiennent en vie, sous perfusion subventionnée, le gèrent comme un patrimoine de musée et l’observent comme un singe dans un zoo. […]

Face aux nouveaux maîtres, le théâtre a abandonné toute velléité de contradiction, de révolte, même dans ses fictions. […]
Le théâtre s’identifie désormais à la seule classe dominante de la sociétéson publicqui vients’acheter une représentation sublimée de lui-même, et se rassurer sur son identité sociale.
Pas de place ici pour les vaincus. » 257 ’

Dans le même temps, l'on a assisté chez les artistes à un éloignement du monde intellectuel, que l'on peut interpréter par le fait que le théâtre prétend de moins en moins construire un discours critique sur le monde qui soit tourné vers l'action politique.
Rares sont aujourd'hui les artistes qui revendiquent l'appellation « intellectuel », et chez certains le terme a pris une connotation tout aussi péjorative que dans la bouche d'animateurs de télévision.
A l'inverse, certains artistes de théâtre, comme Didier Bezace, déplorent qu'aujourd'hui le populaire ait cédé la place au « people » 258
dans les propos et le comportement d'un certain nombre de gens de théâtre connus et reconnus.

Le seul élément de discours politique qui semble persister est celui contre la marchandisation du monde et de l'art, ce qui s'explique par un intérêt immédiat des artistes dépendant d'un secteur subventionné.

Cet argument justifie notamment le rejet de la dimension de plaisir et de divertissement du théâtre,
rejet de la logique commerciale et donc du succès public comme nous le reverrons en clôture de cette partie lors de l'analyse de la polémique du Festival d'Avignon 2005.

Notes
252.

La vie privée du comédien, compagnon à cette époque de la présentatrice du journal de TF1 Claire Chazal, ne saurait être tenue en effet pour une explication à soi seule suffisante.
253.

Pierre-Michel Menger, Portrait de l'artiste en travailleur, Paris, La République des idées, Seuil, 2002, p. 17.
254.

Ibid, p. 19.
255.

Ibid, p. 61.
256.

A de rares exceptions près, comme la tentative de Matthias Langhoff que Yan Ciret mentionne.
257.

Yan Ciret, « Contre un théâtre de la pensée unique », in Chroniques de la scène monde, op. cit., pp. 54-55.
258.

Didier Bezace, « A Aubervilliers, quarante ans de théâtre populaire en banlieue », Le Monde, 03 Janvier 2006.

Conclusion.

Vers une redéfinition de la culture, de l’art et du théâtre.

Les années 1980 paraissent en définitive être celles de l’effondrement d’un projet critique susceptible de mettre à distance le monde existant, et de l’effondrement corollaire de la pensée des rapports sociaux en termes conflictuels, plus encore de classes.

Cette évolution génère une redéfinition de l’art et de la culture.
L’art perd sa vocation de projet critique et se tourne désormais vers sa propre histoire,
la culture étend ses frontières à mesure qu’elle perd sa vocation de projet civilisateur.

Mais cette évolution apparaît comme le fruit non seulement des événements internationaux et de leur interprétation, mais également de démarches volontaires et propres au champ de la culture en France, dont le triomphe en tant qu’émanation de l’Etat culturel va de pair avec une dépolitisation des gestionnaires de la culture.

Toutefois le contexte idéologique international et national ne suffit pas à expliquer ce changement d’ère pour l’art et la culture, non plus que la professionnalisation des « acteurs culturels ».

Les artistes de théâtre eux-mêmesd’ailleurs souvent membres eux aussi de l’institution, puisque les directeurs d’institutions théâtrales sont dans la plupart des cas des metteurs en scèneont activement participé à cette évolution.
Cela s’explique par des causes récentes – un éloignement progressif avec le militantisme politique de gauche, visible dès les années 1970, et qui est aujourd’hui devenu une rupture pour des artistes de plus en plus dépolitisés et défiants à l’égard de la classe politique.
Cela s’explique aussi, et peut-être surtout, par un malentendu atavique entre critique sociale et critique artiste.

Si les causes sont aussi profondes que multiples, les conséquences peuvent quant à elles se résumer ainsi :
Comment concilier désormais l’interventionnisme financier de l’Etat avec la dépolitisation du théâtre et de ses acteurs ?

Car
c’était précisément la portée civilisationnelle qui fondait le financement public de la culture en général et du théâtre de service public en particulier.

Le registre de légitimation politique de leur pratique que donnent les artistes va connaître durant cette même période une inflexion considérable, que nous nommerons « théâtre plitique ».

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